PÉRIGNAC : À LA RECHERCHE DE PÉRIGNAC

Paichel tenta d’aller consoler Julien en lui présentant une belle pomme, mais l’enfant se montra si craintif en l’examinant se rapprocher que le missionnaire préféra déposer le fruit sur l’une des couchettes avant de sortir du dortoir en disant : “ Cette pomme est pour toi si tu as faim.”

Le soir venu, le missionnaire se promena dans la cour de l’institution en discutant discrètement avec les mythes. Il fallait trouver un moyen de sortir cet enfant des griffes mortelles de cette commune qui aimait conditionner ses membres à la servitude des noires intentions de la secte d’Alba. Servir le diable ou Alba était la même chose. Le mythe universel dit au missionnaire :

- Je pense qu’il est temps pour nous d’intervenir dans l’esprit de ce garçon. Nous allons tenter de le sortir de son enfer en lui offrant un protecteur. Demande aux enfants de fabriquer un pantin en papier mâché et surtout de le peinturer de couleurs douces. Il faudra qu’ils évitent le noir, le rouge foncé, le brun et même le gris. Qu’ils prennent un beau rouge clair, du jaune, du rose, du bleu, du violet et du doré.

- Selon toi, quelles seraient les couleurs que tu voudrais pour sa tête, son corps et ses pieds?, demanda le missionnaire.

- Idéalement, il devrait avoir la tête blanche, le corps rouge clair et les pieds de la couleur de l’herbe tendre du printemps. Le protecteur saura guérir ce garçon de ses craintes envers cette secte qui cherche à le maintenir dans un état mental extrêmement négatif.

- On voudrait qu’il puisse un jour créer des formes-pensées, n’est-ce pas?, demanda Paichel

- Oui Paichel, c’est par l’énergie négative que la secte d’Alba parvient à sortir du chaos des monstres capables de prendre l’apparence de la réalité physique. Pour les vaincre, il faut que l’esprit de ce garçon cesse de craindre ces apparitions ténébreuses puisqu’elles proviennent uniquement des esprits chaotiques et non d’un monde infernal. Autrefois, les gens croyaient fermement en ces démons qui habitaient des ténèbres. Ils s’en protégeaient en invoquant des bons esprits, des anges gardiens et des héros mythiques. En réalité, cela n’avait aucune importance de définir un lieu quelconque pour y ranger tous les monstres de notre imagination. Ils sont encore en mesure de détruire les faibles d’esprit dès qu’ils sont conditionnés à les craindre. L’énergie négative disparaît dès qu’on cesse de la nourrir avec des idées noires. Les sectes chaotiques utilisent plusieurs symboles religieux car c’est une FOI qui est à la source de leurs pouvoirs occultes. Ils maintiennent leurs pouvoirs en emprisonnant leurs fidèles dans la pratique de rituels qui ont pour but de terroriser celui qui ne pourra justifier ses actes qu’en se disant soumis à un ordre supérieur. La peur, la honte, l’humiliation, la dégradation et le sentiment de culpabilité ne sont que quelques unes des clefs utilisées par ces sectes.

Paichel opina d’un large signe de tête avant de répondre :

- Il faut donc que Julien se persuade que le pantin est une force protectrice contre ceux qui le maintiennent dans la peur, n’est-ce pas?

- Oui, lorsqu’il sera terminé, Paichel, il faudra que les enfants écrivent le nom de Julien sur un morceau de papier et qu’ils dessinent un coeur entouré d’un cercle. Je te donne ici une image vivante de ce que l’enfant de la secte ressentira en lui-même dès que nous nous manifesterons dans l’invisible. Sans avoir vu les jolis coeurs souriants qui lui sont adressés par ses camarades, les mythes vont agir. Si les hommes connaissaient mieux le pouvoir de la prière, ils réaliseraient qu’il s’agit d’une énergie qui se manifeste directement sur nos moules. Oui, nous sommes les moules dans lesquels se forment les réalisations. Lorsque les hommes ont prié pour un Sauveur, nous l’avons vu se former dans nos moules avant qu’il naisse dans le temps. Nous sommes les puissances qui dessinent ce qui prendra naissance dans le monde temporel. Alors, si ce garçon ignore le désir de ses camarades aura peu d’importance. Car pour nous, le message est là et la foi de ceux qui veulent sa guérison agira sur nos moules intemporels. Le pantin heureux saura le protéger contre ses peurs et la secte réalisera que tout ce qu’elle fait contre lui se retournera fatalement contre elle puisque ses pouvoirs chaotiques ne sont que des projections.

- Dois-je déposer le pantin dans ses bras pendant qu’il dormira?, demanda le missionnaire.

- Non, il suffira de le glisser sous son lit. Le reste est notre affaire!

C’était dimanche et tous les pensionnaires se rendirent à la jolie chapelle de l’orphelinat. Jean-Yves se rendit à l’infirmerie où y logeait temporairement Paichel et l’accompagna à la messe du dimanche. Il fallait traverser une passerelle située entre l’ancienne et la nouvelle partie de l’institution. Notre homme ne fut nullement surprit de constater l’absence du jeune “bizarre” comme se plaisait à l’appeler Jean-Yves. Il était malade et soeur Donald préférait le garder au lit pour la matinée. Il avait vomi en se levant et cette religieuse lui en fit vite le reproche en exigeant qu’il nettoie le plancher avant de se remettre au lit. Comme il avait également fait pipi dans ses draps, la soeur se contenta de placer une couverture sur sa couchette en disant froidement qu’elle le punira dès qu’il ira mieux.

Paichel savait pourquoi Julien ne voulait pas assister à la messe et même comment il s’y était pris pour vomir. Ce truc est bien connu des faux malades qui trouvent des excuses pour ne pas aller à l’école par exemple! Puis, il y a le truc du thermomètre que l’on chauffe en le frottant énergiquement sur un tissu rugueux afin de faire monter la température. Il y a les allumettes, mais à six ou sept ans, on ne doit pas jouer avec le feu. On pourrait également citer le truc des éternuements continus. Il suffit de s’introduire un petit objet “non coupant ou pointu” dans une narine et d’exciter les muqueuses. On donne alors l’impression de commencer un sacré rhume de cerveau.

Après la messe, Paichel suivit les autres pensionnaires au réfectoire. Il prit place à la table de six garçons et les fit sourire en vantant le mérite des religieuses qui avaient préparées du lait au chocolat et des rôties. Il comprit finalement pourquoi c’était du lait au chocolat et non du lait blanc comme d’habitude lorsqu’il le goûta. Il était vraiment très sûr, même si le chocolat devait, en principe, en masquer le mauvais goût. Puis, les rôties étaient froides et molles. On aurait dit qu’on les avait faites avec du caoutchouc. Heureusement que c’était dimanche car les pensionnaires avaient droit à des céréales sucrées.

Comme il pleuvait, la sortie au parc fut annulée. Paichel proposa donc à la mère supérieure d’enseigner aux enfants comment faire des marionnettes en papier mâché. L’idée était bonne et soeur Donald ne tarda guère à s’accaparer les services de l’homme à tout faire pour qu’il enseigne d’abord aux enfants de son unité à faire ces collages. Elle disparut ensuite de la circulation lorsqu’elle éprouva une terrible fatigue qu’elle prit pour un début de grippe. En réalité, c’étaient les Maîtres de l’invisible qui désiraient la tenir à l’écart pour un certain temps. Jean-Yves Otis et plusieurs de ses camarades trouvaient très intéressant de fabriquer une grosse marionnette, mais beaucoup moins attirant cette idée de faire des “ dessins positifs”. En effet, dessiner des jolis coeurs adressés à leur camarade bizarre et encore alité pour le reste de la journée n’intéressait pas du tout ces jeunes. Paichel ne pouvait les blâmer de porter un jugement sévère sur ce garçon de la secte. Ils ne pouvaient comprendre les raisons de ses étranges comportements.

Le pantin fut tout de même terminé en quelques heures. Il était très rudimentaire du point de vue artistique et surtout très collant. Il tenait debout grâce à son adhésion solide à la table. Il fallut gratter le tour des pattes pour réussir finalement à le décoller de l’établi à bricolage. Comme les enfants insistaient pour ne pas dessiner ces gros coeurs que l’homme voulait introduire dans la marionnette, il fallut négocier ces coeurs contre un tour de magie. Paichel fabriqua d’abord une baguette magique et se retira ensuite dans un coin pour préparer son tour de magicien. Les enfants ne croyaient pas qu’il puisse changer de l’eau jaune en eau verte. Contre ce tour de magie extraordinaire, ils étaient disposés à accepter sa demande. Ce drôle de missionnaire dissimula de la peinture bleue dans une petite bouteille lorsqu’il demanda à ses amis de peinturer le pantin avec de la gouache blanche, rouge et verte. L’idée de ce tour de magie lui traversa l’esprit lorsqu’il vit un bol d’eau claire sur la table. Il versa donc de la couleur jaune dans ce liquide pour ensuite prétendre qu’il pouvait changer cette couleur en la brassant simplement avec une baguette magique. Jean-Yves lui fit une grimace en le défiant de le faire. L’homme lui répondit sans hésiter: “ Tu ne me crois pas et vous non plus, n’est-ce pas les amis? D’accord, pour réaliser un tour de magicien, il faut évidemment une baguette magique, sans quoi je serais incapable d’accomplir des prodiges. Laissez-moi la fabriquer en secret car, je dois l’avouer, je suis un vrai magicien qui n’aime pas dévoiler la source de mes pouvoirs. Je vous préviens que vous devrez me faire ces dessins positifs pour votre camarade si je change cette eau jaune en vert.”

Le truc de Paichel fut inventé au moyen âge. C’était à l’époque où plusieurs magiciens se disaient en mesure de multiplier une quantité d’or par un élixir secret. Plusieurs rois et riches seigneurs féodaux se firent duper par ces faux “faiseurs d’or” qui remplissaient simplement des baguettes de bois avec de la poudre d’or pour ensuite les sceller avec de la cire. Une fois trempées dans un chaudron bouillant où y mijotait le supposé élixir, la cire des baguettes creuses fondait rapidement et l’or se mélangeait tout simplement à la recette magique. Une fois refroidi, cet or véritable était offert aux témoins de ce phénomène de transmutation. Puis, les charlatans prétendaient pouvoir obtenir le double de cet or si on voulait bien accepter d’en faire chauffer quelques grains dans une autre marmite ou creuset. Un témoin y jetait un peu de son or pour ensuite examiner le magicien brasser de nouveau le liquide avec une autre baguette qui contenait encore plus de poudre d’or. Comme de raison, il prouvait qu’on obtenait deux fois plus de ce précieux métal en le mélangeant avec un peu d’or. On peut s’imaginer la réactions de ce riches qui croyaient fermement doubler leur réserve d’or en la confiant à ces faux alchimistes. Ils l’étaient sans l’ombre d’un doute puisque les vrais Adeptes de ce Grand Art méprisaient ce vulgaire métal froid. Lorsqu’ils parlaient de l’or véritable, c’était celui qui transformait l’homme et la femme en deux êtres aussi purs que Adam et Ève avant la perte du paradis. Mais pour en revenir à notre missionnaire, il truqua donc sa baguette en y introduisant de la couleur bleue pour ensuite la sceller avec de la colle. Lorsqu’il la trempa dans le bol, la colle fondit et la couleur se mélangea avec le jaune. Les enfants durent tenir leur promesse pendant que l’homme riait de les avoir berné aussi facilement.

Le pantin fut placé secrètement sous le lit de Julien. La nuit suivante, le garçon fit des rêves agités mais au matin, il demanda à Jean-Yves s’il désirait partager un sac de bonbons qu’il cachait sous son oreiller. Il demeurait encore très méfiant, mais on ne pouvait demander aux mythes de changer l’état d’esprit de ce garçon dans une seule nuit. Il fallut environ deux semaines pour qu’il se rapproche de ses camarades de dortoir. La tâche n’était pas facile car soeur Donald ne faisait rien pour l’aider à se revaloriser. Elle critiquait tout le temps, au grand désespoir de Paichel qui commençait à perdre patience. Julien était très inquiet depuis quelques jours. Le missionnaire en connaissait les raisons. C’est que les effets positifs prenaient peu à peu de la place dans son esprit et par conséquent, la conscience de cet enfant le tiraillait. Il réalisait beaucoup de choses au sujet de la secte et cela lui faisait peur. Il agissait comme quelqu’un qui voudrait fuir. Une nuit, il se mit à avoir des hallucinations. Il criait, pleurait et semblait même repousser violemment les bras d’un être méchant. Paichel se rua dans le dortoir pour tenter de calmer le bambin, mais une force le projeta loin du lit. L’énergie psychique de Julien était en train de le posséder. Cela s’explique par le fait que l’enfant était persuadé que le diable viendrait le torturer s’il trahissait la secte. Comme son conscient désirait tout de même se libérer des liens avec les membres de son ancienne commune, des peurs terribles subsistaient dans son inconscient. L’enfant devait donc se battre contre lui-même.

Paichel vit alors le pantin se promener sur le bord de la fenêtre. Il n’était plus animé par l’énergie dégagée par Julien, mais par les mythes. Ils venaient de se glisser sous la marionnette pour lui donner plus de pouvoir. Le garçon effrayé criait que le diable était dans le dortoir mais ses camarades aussi craintifs que lui tremblaient sur leur lit en regardant le pantin se mouvoir dans les airs avant de sauter sur le ventre de Julien. Il fondit en laissant les gros coeurs dessinés sur des bouts de papier. Alors Paichel s’approcha lentement du lit en disant d’une voix calme : “ C’est fini, oui, le diable a fuit en voyant le pantin de l’Amour t’apporter la preuve que tu es protégé par tes camarades qui t’aiment beaucoup. Oui Julien, personne ne te fera de mal car le pantin d’amour est plus fort que toutes les forces du mal. Il va toujours te protéger.”

Le bambin pleurait, mais cette maudite force qu’il avait créé par ses peurs terrifiantes s’était volatilisée avec le pantin. Paichel s’est alors assis sur le bord de son lit pour lui montrer les jolis coeurs, souriant au centre d’un mandala. Ces bonshommes agissaient exactement comme des symboles d’amour universel et s’adressaient directement au subconscient de Julien. L’effet fut radical dès que l’enfant prit ces dessins pour les serrer sur son coeur. Il ferma les yeux en souriant. Il était exténué, mais s’endormit ensuite en paix avec lui-même.

Ce garçon n’était plus le même depuis sa transformation par les mythes. Il avait peur du diable comme tout le monde mais il croyait fermement qu’il n’était plus seul à présent. Il y avait ce pantin invisible en qui il plaçait sa confiance. Ce héros intérieur pouvait le défendre contre ses craintes de la secte. Puis, Julien se fit plusieurs amis dans cette institution. En ce qui concerne le pantin d’Amour, rares sont ceux qui le verront s’animer comme dans le cas de Julien. Cependant, nous possédons tous un tel héros intérieur qui loge dans notre coeur. Il suffit de l’évoquer pour trouver la force de nous attaquer aux difficultés de la vie. Il devient notre compagnon lorsqu’on se sent seul ou inquiet. Dès que l’on s’aime soi-même, on fait naître un héros qui grandit avec nous et dès que l’on hait, celui-ci meurt vaincu par notre haine.

Julien fut peu bavard au sujet de sa famille. Il avoua à un policier vêtu en civil, être membre d’une commune sans toutefois porter d’accusations contre qui que se soit. Paichel savait que ce garçon ne tenait pas à mettre la vie de d’autres enfants en danger et pour cette raison, il refusa d’en dire davantage avant que les autorités retirent tous les enfants à cette secte. Une enquête fut ouverte secrètement et Julien demeura à la crèche malgré la pression de ceux qui savaient qu’ils ne pourraient plus contrôler l’esprit de ce garçon à moins de pouvoir le “reconditionner”.

Alors que l’enquête se poursuivait à grands pas, Julien et ses amis reprirent une vie normale ou presque. Vivre dans un orphelinat n’était pas tellement le paradis, mais la fête de Noël approchait rapidement et les enfants s’y préparaient en demandant à Paichel s’il y aurait un gros sapin dans la salle de séjour. Notre homme en trouva un superbe dans le parc de Rockliffe et attendit la nuit pour le couper clandestinement. Le lendemain, il aida ses jeunes amis à le décorer. Les enfants attendaient tous leurs cadeaux avec impatience, même si le Père Noël était devenu sourd d’oreilles en vieillissant. C’était du moins l’opinion de Jean-Yves et de ses amis, Raymond Bérubé, Jean-Pierre Gingras, Michel Tremblay, Émile Bérubé et de Paul-Émile Garçin. Ensemble, ils écrivirent une lettre au Père Noël qui pouvait se lire ainsi :

Per Nouel, Poule-Nor, Canda.

Per Nouel, nous savon que tu va v’nir au mon sain-jojef pour apporté nos cado de nouel. Voici ce qu’on sous êtes avoir cette anée....

Cette lettre semblait assez bien écrite pour Paichel lorsque les pensionnaires lui demandèrent son avis. Comme notre homme ne savait ni lire, ni écrire, il lui aurait été difficile de savoir si elle pouvait comporter quelques fautes d’orthographe. En autant qu’il y avait des lettres à la suite des autres, cela devait être convenable à son humble avis. Dans celle-ci, les enfants demandaient au Père Noël de leur apporter des jouets différents de l’année dernière et si possible, ce qu’ils avaient demandé dans leurs prières. Les pauvres orphelins ignoraient sans doute que les religieuses devaient limiter les dépenses de l’institution en offrant des cadeaux recyclables à leurs pensionnaires. Une fois les fêtes passées, elles faisaient disparaître tous les jouets offerts à Noël et les conservaient jusqu’à l’année suivante.

Les enfants étaient tous excités en attendant les anges qui viendraient les chercher avant la messe de minuit. En effet, les religieuses allaient les prendre dans leurs lits pour les descendre dans leurs bras jusqu’à la chapelle. Certaines soeurs se revêtaient volontiers de costumes d’anges pour créer une véritable féerie la nuit de Noël. Puisque plusieurs d’entre-elles étaient malades au lit, la mère supérieure décida de laisser tomber cette tradition pour une fois...

Vers les onze heures du soir, tous les enfants faisaient semblant de dormir et attendaient, le coeur battant comme des tambours joyeux, l’arrivée des anges qui ne viendraient pas. La messe de minuit fut même annulée et on ne jugea même pas important d’en avertir les enfants puisqu’ils dormiraient profondément. Les religieuses ne savaient pas que cette nuit-là était la seule dans toute l’année où leurs petits protégés pouvaient les enlacer. C’était triste, mais c’était la vérité. Les pensionnaires ne recevaient jamais d’affection, jamais de tendresse, jamais de caresse. C’était la loi du célibat qui prônait dans cette institution sans quoi, quelle mère n’aurait pas souhaité pouvoir embrasser ses enfants! Le missionnaire apprit la triste nouvelle et pleura en réalisant que ses jeunes amis attendaient encore l’arrivée des anges. Il se disait ainsi: “ Les orphelins sont souvent seuls; c’est pour cela qu’ils sont orphelins.” Lui-même demeura seul devant la fenêtre de l’infirmerie et regardait la neige tomber en silence en se disant qu’il serait bientôt minuit. Les corridors étaient tous à peine éclairés comme ceux des hôpitaux. La crèche était triste; ses murs respiraient la couleur grise des robes de ces soeurs.

À onze heures trente, le missionnaire ferma les yeux afin de se concentrer pour mieux prier. Jean-Yves Otis fut le premier à voir un ange s’avancer vers son lit en lui tendant les bras. L’enfant était vraiment fasciné par la beauté de l’être qui le serra comme une Marie et son fils, Jésus. Puis, d’autres enfants du dortoir furent saisis par ces fées. Oui, les anges étaient les fées de Voirpou, c’est-à-dire, celles qui quittèrent le pays enchanté pour venir vivre secrètement sur terre. Chastel, la fée de la nature était accompagnée par plusieurs consoeurs et même par les lutins du Père Noël. Un long cortège d’enfants, soutenus par des êtres presque transparents, arriva bientôt à la chapelle où Paichel attendait ses jeunes amis en pleurant de joie. Les fées ne pouvaient décevoir ces enfants qui étaient tous les amis du fils de leur soeur Marianne. Un vieux prêtre bedonnant et au sourire candide trouva tout à fait naturel de célébrer la messe de minuit dans une chapelle bondée d’enfants et de fées. Ce cher curé Laviolette fit un large sourire à Paichel avant de lui demander d’être son servant de messe.

Après la messe, Paichel conduisit les pensionnaires dans la grande salle de séjour pour qu’il y rencontre le Père Noël. Le vieil homme à la barbe blanche était évidemment le vrai Santa Claus puisqu’il devinait exactement à qui était destiné tel ou tel cadeau. Pour une fois, les enfants furent tous excités par leurs étrennes. Jean-Yves se retrouva avec une grosse bicyclette bleue, ornée de franges au bout des poignées. Ce présent et ceux des autres enfants provenaient tous du véritable village du Père Noël. Un garçon alla même chercher son ourson décousu sur son lit afin de le présenter à la fée Carabosse. Puisque celle-ci pouvait changer des citrouilles en chevaux, elle accepta de transformer ce vieux toutou en un joli ourson tout neuf.

La crèche fut animée une grande partie de la nuit sans que les religieuses ne se réveillent aux sons des bruits de flûtes, des klaxons de bicyclettes, des tambours et des trains électriques. La fée du sommeil faisait bien son travail, ainsi que la fée des rêves. Les enfants pouvaient jouer dans les corridors et surtout se gaver de nourriture au réfectoire. Paichel y avait préparé un repas qui prendrait au moins trois jours à digérer. Puis, peu à peu, les enfants s’endormirent dans leurs petits lits dès que la fée du sommeil passa sa baguette magique au-dessus des couchettes. Au matin, les religieuses entrèrent dans les dortoirs dans le but de faire lever les enfants pour la messe de sept heures. Elles trouvèrent des centaines de cadeaux autour des lits et virent surtout plusieurs dormeurs qui portaient encore des bonnets de nuit offert par le Père Noël. Paichel fit alors la description de cette nuit fantastique et les religieuses se rendirent seules à la chapelle pour remercier Dieu, les anges et les fées.

Quelques semaines plus tard, Paichel tenta de discuter avec l’un des pensionnaires sur son avenir. Il voulait évidemment parler à Paul-Émile Garçin, le futur auteur de ses aventures. Étrangement, il lui fut impossible de s’adresser à ce garçon depuis qu’il vivait dans cette institution. Les Maîtres de l’invisible connaissaient si bien la curiosité de leur missionnaire qu’ils trouvèrent à chaque fois un moyen d’empêcher notre homme de s’entretenir avec Paul-Émile. Comme Paichel crut possible de lui adresser la parole lorsqu’il le vit entrer à l’infirmerie pour y attendre la soeur infirmière, il lui dit en riant :

- Bonjour à toi, qui que tu sois!

- Monsieur Paichel, pourquoi me demandez-vous qui je suis?, lui répondit l’enfant d’un air surprit. Mon nom est Paul-Émile; vous l’avez oublié?

- Sûrement pas, voyons! Est-ce que tu aimes raconter des histoires, Paul-Émile?

- Je ne sais pas.

- Ah bon, ton ami Jean-Yves m’a dit que tu as déjà raconté une histoire de sorcières qui a tellement tenu en haleine tes amis et les religieuses qu’elles oublièrent de vous envoyer prendre votre douche ce soir-là. Qui t’avait raconté cette histoire si intéressante?

- Personne, voyons! Je l’ai inventée seulement pour empêcher soeur Donald de m’envoyer prendre ma douche.

- Tu ne voulais pas te laver?

- Ce n’était pas de me laver qui m’ennuyait le plus, mais de devoir présenter mon caleçon plein de pets.

- Je vois, il n’était pas propre et tu craignais que la religieuse te gronde, n’est-ce pas?

- Oui, j’ai alors dit à mère Donald que je connaissais une histoire que je pourrais raconter pendant que d’autres garçons iraient se doucher. Je l’ai inventé sans même savoir comment elle finirait, vous savez!

- Je pense que les plus belles histoires ne finissent jamais vraiment. On les raconte sans pouvoir en trouver la fin, lui répondit Paichel.

L’infirmière entra pour examiner la gorge du bambin qui semblait avoir un début de coqueluche. Paichel se retira en le saluant de la main et se dit vraiment satisfait de cette heureuse rencontre puisque le garçon se souviendrait toujours de cette salutation de Primus Tasal : “ Bonjour à toi, qui que tu sois!” Il aurait aimé lui suggérer d’autres images pour l’aider à pondre sa longue histoire sans fin, mais la prudence lui interdisait de l’influencer. Il trouvait tout de même fort amusant cette histoire de caleçon sale qui déclencha peut-être la créativité de ce futur auteur. Il ne faudrait tout de même pas se surprendre si celui-ci utiliserait à l’occasion des images peu orthodoxe pour ses aventures comme dans celle de Paichel et Rat-Mage où le héros fait pipi en attendant ses ennemis. Puis, n’est-ce pas à cause d’un gaz carbonique de l’âne Ti-Nom si les ennemis décidèrent de fuir? On trouvera bien d’autres allusions à ces indécences de la nature qui sauveront tout de même les héros de ses aventures. Il faut croire que Paul-Émile trouva également intéressant de s’éviter la colère de soeur Donald en inventant sa première histoire fantastique pour la distraire.

La nuit suivante, Paichel se promenait dans un corridor lorsqu’il s’arrêta devant le dortoir des protégés de soeur Donald. Il ouvrit la porte sans faire de bruit puisque la chambre de la religieuse se trouvait près de celle-ci. Il vit alors le futur auteur de ses aventures devant une large fenêtre. Le garçon venait encore de faire pipi au lit et fixait le ciel nocturne en attendant que sèche ses draps et son pyjama. Paichel se croisa les bras en souriant puisqu’il comprit que Paul-Émile était déjà fasciné par le firmament et les jolies étoiles. On aurait dit qu’il admirait un spectacle invisible. C’était qu’il rêvait déjà à un monde différent du nôtre. Paichel se retira sans lui laisser deviner sa présence.

Quelques jours plus tard, notre homme à tout faire lavait le plancher d’un corridor lorsque Jean-Yves Otis l’aborda en lui disant d’une voix attristée :

- Tu sais Paichel, j’ai bien failli demander aux fées de m’amener au paradis la nuit de Noël. Tu crois que ma mère aurait été contente de me voir?

- Oui, je le crois.

- Mais il faut mourir avant d’aller au paradis, n’est-ce pas?

- Oui, c’est mieux qu’il en soit ainsi mon petit Jean-Yves. Notre corps demeure sans vie, mais notre âme va vivre sans lui.

- C’est quoi l’âme au juste? Les soeurs disent que notre âme monte au ciel mais je ne sais même pas à quoi elle ressemble.

Paichel rangea sa vadrouille dans un coin du corridor et invita l’enfant à le suivre à la cuisine du réfectoire. Il fouilla dans les armoires et trouva une vieille arachide qui allait être suffisant pour expliquer à Jean-Yves à quoi ressemblait une “âme”.

- Tu sais, lorsque j’étais enfant, ma tante se servait d’une noix pour m’expliquer à quoi servait l’âme et à quoi on pouvait la comparer. Que vois-tu au creux de ma main?

- Une vieille « peanut » voyons, s’empressa de répondre le garçon en riant.

- Oui, c’est exact. Alors veux-tu l’avaler toute ronde puisque c’est bel et bien une arachide?

- Avec l’écaille? Pas question, lui répondit l’enfant.

- Oui, mais tu viens de me dire que c’était une peanut!

- La vraie peanut est dedans.

- Ah, ça c’est beaucoup plus vrai. Mais si tu dis que ce qui se mange est à l’intérieur de l’écaille, à quoi sert-elle alors? Tu vois, la coquille ou l’écaille est comme notre corps et l’arachide ressemble à notre âme.

- C’est pour ça qu’on jette dans un trou, le corps de celui qui meurt?

- Oui, on se défait du corps comme de l’écaille puisque celui-ci servait uniquement à former le fruit qui se trouvait à l’intérieur de nous. Lorsque l’âme n’est plus là, le corps devient inutile.

- Le bon Dieu mange des âmes alors?, demanda l’enfant d’un air troublé. Il fait pousser des fruits dans les corps afin de s’en nourrir un jour?

- Hum, il faut bien que l’arachide que tu manges puisse te nourrir comme tout ce que tu dois manger pour vivre. La vie est ainsi faite. Elle fait pousser toutes sortes de choses sur terre pour nourrir les humains, les animaux, les insectes et mêmes les fleurs et ceux-ci nourrissent le bon Dieu lorsqu’ils arrivent à l’heure de la cueillette. Écoute, le bon Dieu ne fait pas mal aux âmes lorsqu’il les sort de leurs écailles corporelles. Il est plutôt comme un vrai Père Noël qui ouvre sa porte aux enfants qui sortent d’une prison pour entrer dans un monde très beau, très lumineux et très riche en couleurs. Le ventre du bon Dieu est semblable à un univers dans lequel les âmes vont y demeurer comme des fruits. Lorsqu’il mange une âme, c’est pour la nourrir également de son amour. Ensuite, celle-ci pourra en sortir afin de retourner dans sa Création.

- Le bon Dieu avale des âmes et doit ensuite les digérer? Mais il fait ensuite caca?

- Oui, c’est une image qui pourrait te faire comprendre la vie. Pour qu’elle existe, il faut qu’elle mange comme nous le faisons à tous les jours. Tout ce qui existe doit manger et faire ensuite caca, si tu veux! Tu sais, le caca des vaches répandu sur un champ va le rendre fertile. L’univers, tu sais ce que c’est au juste, Jean-Yves?

- C’est le ciel, les étoiles, les planètes et les soucoupes volantes!

- Oui, c’est également une grosse coquille qui renferme toutes les étoiles, les planètes et les soucoupes volantes, si tu veux. C’est aussi ce qui est sorti du ventre du bon Dieu.

- Ses crottes?

- Pourquoi pas des crottes rondes comme les planètes?

- Il en fait plusieurs?

- On appelle cela de la matière( non fécale, n’est-ce pas) mon Jean-Yves. Tu vois, celle-ci ne peut durer éternellement. C’est comme…Bah…, pour le caca de vache que le fermier répand sur le sol pour l’engraisser. Ce fermier, c’est l’âme qui cultive son champ afin d’obtenir une belle récolte pour le bon Dieu. Nous possédons tous un champ dans notre coeur et c’est l’âme qui le cultive au cours de notre vie sur terre. Notre corps doit disparaître comme les planètes et même les galaxies. Mais comme le bon Dieu aime la vie, il refait de nouvelles planètes et même d’autres galaxies pour que les âmes puissent travailler à cultiver leurs champs. Comme elles sont éternelles, il faut bien qu’elles quittent la matière afin de poursuivre leur travail dans différents champs du Créateur. Tu sais, lorsqu’une âme entre dans un corps, elle devient toute crottée parce qu’elle habite une matière mortelle. Il faut alors la laver afin de la purifier. On appelle cela le baptême.

- Oh, ça va pour les crottes, mais si le bon Dieu fait caca, il doit aussi “péter”?

- Sûrement. C’est un vent très chaud que certains nomment “ le feu de la création” ou encore le “feu de la vie”.

- Tu es drôle! Alors dis-moi qui est le diable si tu sais autant de choses?

- C’est simplement l’odeur du “pet”. Le diable pue comme le pet. Tu vois, il y a des gens qui font le mal, attirés par cette odeur désagréable du diable. C’est normal et naturel d’aimer manger et de péter avant de rejeter cette nourriture qu’on a digérée. Pourtant, c’est le contraire qu’on fait sur terre. On ne veut pas donner à manger à tous les humains mais on passe notre temps à sentir mauvais à cause qu’on aime l’odeur des pets du bon Dieu. Oui, le diable est comme le pet du Créateur et voila pourquoi le bon Dieu le laisse empester le monde.

- Monsieur Paichel, s’écria soeur Donald qui venait d’entrer en trombe dans la cuisine, vous n’avez pas honte de parler du bon Dieu de cette façon? Jean-Yves, retourne rejoindre tes camarades dans la cour.

Paichel fit signe à son ami d’obéir sans poser de questions. Dès qu’il fut seul avec la religieuse, il lui dit sans détour :

- Ma soeur, pourquoi devrais-je me sentir honteux de parler ainsi à Jean-Yves puisqu’il s’agit d’un fait de la nature? Il se peut que mes comparaisons soient brutales mais, elles répondent tout de même à l’une des lois fondamentale de la vie. Qu’on le veuille ou non, la nature a fait en sorte que tout ce qui vit doit se nourrir, pourrir et servir à nourrir la nature. Dire que Dieu fait caca n’est pas plus stupide que de le prendre pour un vieux puritain qui s’amuse à condamner ce qu’il a mis au monde.

- Mais qui êtes-vous pour parler ainsi de Dieu?

- Mais simplement une âme comme vous, ma soeur qui recherche Dieu. Personne en ce monde ne possède ce pouvoir de le voir en face et donc, pour cette raison simpliste, je ne vois pas où les religions désirent conduire les hommes. Je crois plutôt que c’est Lui qui se laisse voir aux humbles sans toutefois leur montrer son vrai visage. Nous passons notre temps à juger son Oeuvre lorsqu’elle semble loin de nos intérêts et de notre pauvre condition de mortel. Êtes-vous certaine de pouvoir raisonner un mystère comme celui de Dieu?, ma sœur. Alors, pourquoi m’accusez-vous d’utiliser des images simplistes pour expliquer au moins ce que tout le monde connaît?

- Je suis certaine que vous n’allez pas souvent à la messe et à la confesse pour oser douter des enseignements de notre sainte Église.

- Apprenez ma soeur que les religions utilisent les mêmes clefs pour faire le bien que pour faire le mal. La secte qui a bien faillie perdre Julien utilise exactement les mêmes moyens pour damner les âmes que les prêtres qui font peur à leurs fidèles en présentant un Dieu incapable de juger les hommes au-delà de la compétence humaine.

La conversation entre soeur Donald et Paichel fut si corsée que notre homme ne fut nullement surpris de se faire remercier de ses services par la mère supérieure. Pourtant, soeur Élisabeth profita d’un instant de distraction des autres religieuses pour glisser un petit mot dans la poche du missionnaire. Il disait ainsi :

Les enfants vous aiment et moi de même. Nous nous reverrons sans doute au paradis. Que Dieu vous garde monsieur Paichel.

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